La mauvaise vie
"Le garçon marche dans la nuit à quelques pas
devant moi. Pantalon de teinte sombre ajusté sur les hanches, étroit le long
des jambes ; tee-shirt blanc qui colle au contour des épaules et à la ligne du
dos ; bras nus, une Swatch au poignet, cheveux noirs avec des reflets
brillants, dégagés sur la nuque. Démarche souple, allure tranquille, tout est
beau, net, irréprochable. Il ne se retourne pas, il sait que je le suis et il
devine sans doute que cet instant où je le regarde en profil perdu, de près et
sans le toucher, me procure un plaisir violent. Il a l'habitude. C'est le
quatrième depuis hier soir, j'ai voulu passer par un club que je ne connaissais
pas encore avant de rentrer à l'hôtel et je l'ai aussitôt remarqué. Il n'y a
que pour ceux qui ne les désirent pas qu'ils se ressemblent tous. Il se tenait
comme les autres sur la petite scène, les mains croisées en arrière pour bien
marquer le corps dans la lumière, en boxer short immaculé, le côté saint
Jean-Baptiste qu'ils retrouvent instinctivement et que les pédés adorent, mais
le visage fermement dessiné, l'expression avec du caractère, regard sans
mièvrerie et sourire sans retape, un charme immédiat qui le détachait du groupe
des enjôleurs professionnels. J'imaginais Tony Leung à vingt
ans. Il a ri comme s'il avait gagné à la loterie quand j'ai fait appeler son
numéro et lorsqu'il est venu près de moi, j'ai deviné brièvement l'odeur de sa
peau, eau de Cologne légère et savon bon marché ; pas de ces parfums de duty
free dont ils raffolent en général. Il avait l'air vraiment content d'aller
avec moi ; j'ai senti qu'il serait vif et fraternel."
Extrait du livre La Mauvaise Vie, de Frédéric Mitterrand (Edition Robert Laffont, 360 p., 2005), page 293
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