Métropolitain
J'agrippe à une main la barre verticale. Les portes
se referment.
Lorsque le wagon s'ébranlera je vais perdre l'équilibre. J'assurerai ma prise
avec ma main libre et ferai un petit pas en avant pour me rétablir. J'aime cet
instant de flottement. Cet arrêt dans le temps où l'avenir devient incertain,
alors que le réflexe de survie prend le pas sur le contrôle de soi.
Le métro replonge dans ses galeries souterraines. Je vis ma seconde d'éternité.
Autour de moi, une cinquantaine de personnes occupent le wagon. Il n'est pas
bondé, bien que plusieurs d'entre nous soient obligés de rester debout.
Certains usagers lisent un livre ou le journal du jour. D'autres préfèrent
s'isoler du monde en plaçant un casque sur leurs oreilles. Moi, j'observe ce
microcosme. Pour quelques minutes, nous sommes obligés de cohabiter dans
quelques mètres carrés. Les attitudes de chacun me fascinent.
Je promène mon regard sur mes voisins. Je dévisage leur costume, leur coiffure,
je traque le moindre signe extérieur trahissant l'appartenance à quelque groupe
que ce soit. On pourrait croire que j'espionne mais il n'en est rien. Les
informations que je récolte, ou que je crois récolter, ne me sont d'aucune
utilité. De plus je ne les conserve pas. Je sais que le soir venu je serai incapable
de décrire ce que j'ai observé avec tant de soin le matin.
Je porte une attention toute particulière au regard de mes voisins. Où leurs
yeux se portent-ils? Comment occupent-ils leur vue?
Pour les lecteurs c'est facile, bien qu'ils relèvent parfois la tête. Les
mélomanes quant à eux perdent le plus souvent leur regard dans le vide, ou
alors ferment les yeux. Mais pour les autres, c’est différent.
Cet homme au costume clair, le crâne dégarni, par exemple, s’absorbe dans la
contemplation d'une affiche publicitaire. Il ne s’y intéresse pas vraiment. Il
s’occupe, c’est tout. La femme au manteau rouge assise près de lui regarde ses
pieds comme si les chaussures qu’elle porte aujourd’hui se révélaient
plastiquement intéressantes. Une jeune fille avec un sac a dos noir est assise
non loin d'eux. J'ai l'impression qu'elle cherche au plafond les cameras de
sécurité. Elle ne doit pas savoir que ces boules noires que l’on prend pour des
détecteurs de fumée en sont, puisqu’elle passe dessus sans y prêter attention.
Tiens, je capte un regard. Cela arrive de temps en temps. Mes yeux croisent
ceux d’un autre, qui lui aussi observait ce petit monde. Une fraction de
seconde. Rien de plus. Et nous reprenons notre occupation individuelle. Ces
yeux verts étaient ceux d’un homme. Les cheveux bruns, courts, pas vraiment
coiffés. Mignon.
Je continue à poser mon regard sur chaque usager. La femme aux chaussures
presque intéressantes a relevé la tête et l’a tournée vers la vitre. Comme
beaucoup, elle s’abandonne maintenant dans la contemplation des lumières qui
défilent à intervalle régulier, seul repère extérieur qui nous rattache au
monde souterrain que nous traversons.
Je ne résiste pas longtemps à l’envie de revenir sur cet homme aux yeux verts.
Au moment même où je pose a nouveau mon regard sur lui, il fait de même. Pour
la deuxième fois, nos yeux se croisent. Je capte une petite étincelle au fond
de ses yeux, la même qu’il a du percevoir au fond des miens. Nous ne nous
contentons pas de nous voir, nous nous regardons. Assez vite pourtant, je
détourne les yeux. Par pudeur.